La réunification allemande de 1990 et le processus par lequel l’économie de l’ex-Allemagne de l’Est a été intégrée dans celle de l’Allemagne de l’Ouest ne font plus l’objet d’études ou de débats un quart de siècle après cet événement fondamental pour l’Allemagne et pour l’Europe. Pourtant, ils ont marqué les mémoires outre-Rhin et sont porteurs de riches enseignements à l’heure où la zone euro réfléchit à une nouvelle étape de son intégration économique et politique et notamment au développement d’une « union de transfert ». Revenir sur les conditions dans lesquelles la réunification a été réalisée au plan économique permet de mieux comprendre les réticences fondamentales de l’Allemagne contemporaine face à la perspective d’un renforcement de la solidarité budgétaire et financière avec les pays périphériques de la zone euro, car ce processus économique a requis, de la part du contribuable allemand, un effort sans précédent (qui peut être évalué en moyenne à 5% du PIB national en flux bruts depuis 25 ans) qu’il n’est probablement pas en mesure de rééditer à plus grande échelle encore pour les peuples du sud de l’Europe. Cette étude permet aussi de mesurer combien recréer de la croissance au sud de l’Europe sans transferts financiers sera très difficile voire impossible sans la recréation de monnaies nationales. L’Allemagne de l’Est, en dépit de transferts financiers massifs et de mouvement de population très importants vers l’Ouest (l’ex-RDA se dépeuple au rythme de 5% par décennie depuis 1990) a cessé de converger vers le niveau de richesse de l’Ouest (elle stagne à 70% depuis 1998). Qu’en sera-t-il en Europe du sud dans les prochaines décennies sans dévaluation, sans union de transfert et sans mobilité massive des travailleurs ?
La réunification allemande de 1990 a été une expérience économique sans précédent historique en Europe : l’intégration accélérée et complète d’une économie planifiée sous compétitive de 16 millions d’habitants à une économie de marché très compétitive de près de 64 millions d’habitants, dans un contexte historique et politique exceptionnel, celui de la réunification du continent Europe après 40 ans de guerre froide. Avec le recul, la réunification de l’Allemagne a marqué sans conteste le grand retour de notre grand voisin au cœur de l’Europe, celui-ci ayant conduit à partir de cette date une transformation structurelle de son économie qui a abouti, 25 ans plus tard, à assurer sa domination complète de l’économie européenne. Ce succès en apparence incontestable de la réunification au plan économique n’a toutefois pas été obtenu sans douleur et a profondément marqué l’opinion et les élites politiques allemandes.
1991 : l’effondrement complet de l’économie est-allemande
En intégrant l’Allemagne de l’Est dans l’Allemagne fédérale, le chancelier Kohl a bien entendu répondu à une exigence historique incontestable, la réunion du peuple allemand dans un seul Etat et la constitution d’une société unifiée et solidaire, conformément à la Loi fondamentale de 1949 qui garantit en principe aux Länder un niveau de vie égal au sein de la fédération allemande[1]. Néanmoins, il a été rapidement confronté à d’immenses difficultés du fait du déséquilibre économique massif entre les deux Allemagnes en 1990 : la productivité par tête de l’Est ne dépassait pas 30% du niveau de l’Ouest (en dépit de l’héritage « industriel » de l’ex-RDA dans le bloc soviétique), le PIB par habitant de l’Est 44% de celui de l’Ouest, le niveau de vie de l’Est étant donc très largement inférieur à celui de l’Ouest (le PIB de l’Est était de 208 md€ contre 1400 md€ à l’Ouest en équivalent en euros des DM de l’époque). Dans ces conditions, intégrer sans transition une masse de population pauvre et peu qualifiée dans un espace économique prospère et compétitif revenait à créer un choc macro-économique et social massif très déstabilisateur. De fait, la réunification s’est d’abord traduite, en 1991, par un effondrement complet de l’économie est-allemande, la production nationale baissant de 66%. Le choc compétitif créé par l’intégration dans l’économie ouest-allemande a tout simplement rayé de la carte économique le secteur productif d’Allemagne de l’est, ses entreprises subventionnées et non compétitives.
L’ampleur du choc s’explique d’abord par une cause majeure : l’unification monétaire à un taux de 1 pour 1 entre le mark de l’est et le mark de l’ouest. Cette décision politique, très critiquée à l’époque par les économistes, a été prise par le chancelier Kohl contre l’avis de la Bundesbank (qui plaidait pour un taux de 2 pour 1), pour des raisons politiques (i.e. ne pas débuter la réunification par un acte monétaire qui aurait marqué dès le départ une inégalité structurante entre les deux populations). En réalité, le mécanisme de conversion monétaire adopté le 1er juin 1990 était plus complexe que l’image qu’on en a retenu : le taux de change officiel était bien 2 pour 1, mais il était de 1 pour 1 pour tous les dépôts et les avoirs d’épargne compris entre 2000 et 6000 DM (en fonction de l’âge). En outre, l’ensemble des dettes d’entreprise et des crédits immobiliers ont été convertis à 2 contre 1 de manière à alléger le poids de la dette et d’éviter les faillites (dette totale de 360 milliards d’Ostmarks de l’époque). Malgré ces ajustements, le choc compétitif de la réunification a été tel que l’appareil productif de l’Est s’est rapidement effondré.
Une autre cause de l’effondrement économique de l’Est a été la politique de re-privatisation et de restitution des propriétés expropriées de l’époque nazie et de l’époque soviétique. Dans une déclaration du 15 juin 1990, les deux gouvernements de l’Est et de l’Ouest adoptèrent le principe de la restitution totale des propriétés ou d’une juste compensation financière, ce qui ouvrit une longue période d’incertitude sur la propriété des actifs économiques est-allemand et qui contribua donc à l’arrêt complet de l’activité de nombreux établissements. Rapidement, l’administration fédérale fut submergée par plus de 1,5 millions de demandes de restitution (25% de l’ensemble des propriétés est-allemandes) et la mauvaise qualité des actes juridiques est-allemand rendit impossible un traitement accéléré des demandes. En pratique, il fallut inscrire une exception à la règle dans le traité d’unification pour permettre un traitement accéléré des demandes au motif de « besoins urgent d’investissement » pour ne pas arrêter complètement la machine économique.
Pour les propriétés non contestées, la privatisation conduite par la Treuhandanstalt (le fonds chargé de récupérer les actifs publics est-allemand et de les céder) a été rapide, mais elle a surtout favorisé les acheteurs de l’ouest qui, souvent, ont reçu des subventions importantes puis ont mis en faillite les entreprises (exemple des chantiers navals de Rostock mis en faillite en 1995 malgré des aides européennes de plus de 430 mln€). La privatisation n’a donc pas favorisé non plus la poursuite de l’activité économique. La Treuhand avec récupéré près de la moitié du total des actifs du pays (40 000 usines, 8000 entreprises publiques et Kombinat, 2,5 millions d’hectares de terres et de forêts). En 1993, la Treuhand avait réussi à vendre 80% de ses actifs, principalement aux investisseurs de l’Ouest seuls capables de lever les fonds nécessaires pour les acquisitions. Liquidée en 1994, la Treuhand a laissé 230 Md DM (115 md€) de dettes héritées des entreprises privatisées à l’entité de défaisance qui lui a succédé (BMGB).
Enfin, la politique du marché du travail, en intégrant sans transition les travailleurs de l’est (plus de 7 millions) au marché du travail de l’ouest, occasionna un choc massif à l’est en favorisant la migration des travailleurs les plus capables vers l’Ouest : en 1991, l’emploi à l’Ouest a augmenté de 700 000 sous l’effet du boom économique de la réunification et 400 000 de ces emplois furent occupés par des travailleurs de l’Est migrants. En outre, la couverture des chômeurs de l’Est par les dispositifs sociaux de l’Ouest se traduisit par une explosion des coûts d’assurance chômage, 90% des travailleurs de l’Est bénéficiant d’une manière ou d’une autre en 1990 d’une subvention pour chômage ou sous-emploi. En conséquence, les déficits publics se sont creusés et maintenu autour de 3% du PIB entre 1991 et 1997 et la dette publique est passée de 40% à 60% du PIB sur la période.
La réunification à l’Ouest : transferts budgétaires, hausse des impôts, surchauffe, récession et chômage
Pour compenser l’ampleur de choc, les autorités fédérales ont été amenées à mettre en œuvre une politique de transferts budgétaires à très grande échelle. En mai 1990, le « Fonds pour l’Unité Allemande » a été créé et doté de 115 md DM (58,6 md€ de l’époque) pour financer des transferts vers l’Est durant la période 1990-1994. Pour épargner le contribuable, le chancelier Kohl avait promis de ne pas augmenter les impôts pour financer le Fonds qui devait plutôt d’endetter sur les marchés financiers (pour l’essentiel). Dans les faits, les dépenses du Fonds pour l’unité ont dépassé largement les prévisions, atteignant 160,7 md DM dès 1992 (82 md€) et 770 md DM en 1994 (393 md€). 60% de ses ressources furent empruntées (ce qui a provoqué une hausse de l’endettement public) et 40% financées par le budget fédéral et les Länder. Au total, les transferts opérés d’Ouest en Est durant cette première phase de la réunification ont représenté un effort de 3000 DM (1530 €) par habitant de l’Ouest, et une subvention égale à 12600 DM (6430 €) par habitant de l’Est.
Après 1994, l’effort budgétaire fédéral a continué dans le cadre de «programmes de solidarité » qui sont encore actifs aujourd’hui et qui devraient cesser en 2019 (105 md€ sur la période 1995-2004, 156,6 md€ sur la période 2005-2019).
Cet effort budgétaire fédéral massif a été complété rapidement par d’autres transferts de la part des Länder de l’Ouest (redistribution des recettes fiscales), des transferts sociaux (cotisations), des transferts de la Treuhand (reprise de la dette des entreprises privatisées) et des aides de l’Union européenne (13,6 md€ de 1994 à 1999 au titre des fonds structurels, 23 md€ de 1996 à 2008 au titre de la PAC, 18 md€ de fonds structurels sur cette même période et 16,5 md€ sur la période suivante jusqu’en 2013).
Au total, les estimations réalisées ex post économistes (il n’y a pas de donnée officielle globale) sur le montant total annuel des transferts donne idée de l’ampleur du transfert de richesse opéré. La première année, en 1991, les transferts vers l’Est ont représenté 5,5% du PIB de l’Ouest (70 md€) et 73% de celui de l’Est (source : R. Dornbusch). En 1992, ils ont représenté 6,3% du PIB, 6,8% en 1993, 6,4% en 1994 (effet des activités de la Treuhand). En 1996, le FMI estimait à 5,7% du PIB national (100 md€ de l’époque) et 38% du PIB de l’Est le montant des transferts (2,4% au titre des dépenses sociales, 1,3% au titre des transferts entre Länder, 0,8% au titre des programmes d’infrastructure, 0,5% au titre des aides fiscales pour soutenir la création d’entreprises, 0,5% au titre des autres transferts).
Depuis 1995, les transferts vers l’Est passent par trois canaux principaux : le Fonds de solidarité fédéral, les transferts sociaux et les transferts entre Länder. Ces trois canaux continuent à canaliser des fonds considérables, et cela jusqu’en 2019, de l’ordre de 4% du PIB par an jusqu’en 2009 (dont 2% au titre des transferts sociaux, 1,2% au titre des systèmes de péréquation entre länder et 0,8% au titre du fonds de solidarité) avant la diminution progressive du fonds de solidarité sur la période 2009-2019 (les transferts sociaux induits par le système de sécurité sociale seront maintenus après 2019 – soit 2% du PIB ou 54md€ en 2013, les conditions de la solidarité entre Länder fera, elle, l’objet d’un débat dans le cadre de la redéfinition du système de péréquation Länderfinanzausgleich).
Par ailleurs, les coûts de la réunification pour l’Ouest ont également été provoqués par l’affaiblissement durable de l’économie allemande entre 1992 et 1997. L’effort d’investissement et l’acquisition des biens privatisés à l’Est a rendu nécessaire un apport en capital considérable de la part des investisseurs de l’Ouest qui a provoqué un appel aux capitaux externes massif à partir de 1991, l’excédent courant de l’Allemagne devenant un déficit en quelques mois (passant d’un excédent de plus de 3% du PIB en 1990 à un déficit de 1,5% du PIB en 1991). Le boom économique de 1991 contribua à la surchauffe de l’économie de l’Ouest, confrontée à une explosion de la demande de l’Est subventionnée par un taux de change très favorable. Confrontée à une hausse des tensions inflationnistes, la Bundesbank réagit avec vigueur en augmentant fortement les taux d’intérêt, plongeant le pays (et l’UE) dans la récession en 1993 et provoquant une hausse forte du chômage sur la période 1992-1997 (le taux de chômage passant de 5,5% à 9,6%). Il faudra une décennie complète de réforme structurelle pour que l’Allemagne retrouve en 2005 le chemin d’une forte croissance et un niveau de compétitivité remarquable.
Ces apports massifs de fonds publics ont été alloués à un effort sans précédent de mise à niveau des infrastructures de l’Est (environ 2/3 des fonds alloués, le reste allant aux dépenses sociales) le coût total des dépenses ferroviaires atteignant 29md€ et celui de la reconstruction des routes 32md€ sur la période 1991-2009. La reconstruction des bâtiments dans toute l’Allemagne de l’Est a également donné des résultats spectaculaires. Néanmoins, la reconstruction de l’infrastructure ne s’est pas partout traduite par une dynamique économique autonome.
Un bilan économique de la réunification qui reste en demi-teinte
La célébration du 20e anniversaire de la réunification en 2010 a été l’occasion d’un débat de fond en Allemagne sur la situation qui demeure mitigée dans les nouveaux Länder de l’Est en termes de développement économique et social. Si le chômage a beaucoup baissé à l’Est et le niveau de vie progressé, il reste en Allemagne deux sociétés bien distinctes à l’Est et à l’Ouest, deux visions de l’histoire allemande et deux ensembles de valeurs.
Le niveau de développement à l’Est demeure éloigné de celui de l’Ouest, en dépit de transferts de toute nature qui avoisineront 3000 md€ sur la période 1990-2020. Depuis 1990, l’Allemagne de l’Est ne cesse de perdre des habitants, à un rythme de l’ordre de 5% par décennie et en dépit du dynamisme de Berlin (entre 2000 et 2010, les anciens Länder ont perdu 800 000 habitants). Entre 1990 et 1995, le PIB par habitant a fortement progressé à l’Est sous l’effet des politiques sociales et d’investissement et également de la baisse forte de la population, pour atteindre 70% de la moyenne de l’Ouest, mais il stagne à ce niveau depuis cette époque en dépit du maintien de flux d’investissement massifs[2]. Durant la même période, la Pologne, par exemple, a cru deux fois plus vite que les nouveaux Länder. Le taux de chômage à l’Est restait en 2012 à peu près le double de celui de l’Ouest (10% contre 5,5%). Le niveau des salaires et des pensions de retraite reste sensiblement inférieur à l’Est. Selon les prévisions officielles, il faudrait encore 50 ans pour espérer atteindre une parité est-ouest des niveaux de développement.
En bref, pour les Allemands de l’Ouest, la réunification est d’abord l’expérience douloureuse de leur incapacité à effacer le passé en quelques années, en dépit de milliers de milliards d’euros de dépenses et de subventions, simplement parce que les sociétés humaines ne sont pas malléables facilement et que l’accumulation rapide de capital physique ne peut pallier aux défaillances, difficiles à résoudre à court terme, du capital humain.
L’expérience de la réunification en Allemagne, c’est aussi la prise de conscience des limites intrinsèques de la dépense publique, surtout lorsqu’elle est distribuée sans compter. Le bilan de la gestion des crédits affectés aux Länder de l’Est a révélé en effet de très importants détournements des fonds de leur objet d’origine. Par exemple, le rapport de 2011 du Center for Eastern Studies révèle qu’en 2003, un audit a révélé que de 30% à 73% des crédits avaient été détournés de leur objectif par les Länder. De manière générale, les fonds directement gérés par les Länder de l’Est ont été alloués très majoritairement à des subventions sociales, l’investissement ne représentant qu’une part résiduelle estimée à 10% par les experts de l’Ouest.
Enfin, le plafonnement de la convergence des niveaux de richesse et de productivité (80% du niveau de l’ouest aujourd’hui) est maintenant considéré comme un phénomène largement inhérent aux différences structurelles qui demeurent au niveau de l’appareil productif de l’Est et de l’Ouest. Alors que les sites de production de l’Est ont été repris et intégré dans des groupes ouest-allemands (il y a même des exemples de nouvelles implantations, comme par exemple à Dresde dans l’électronique ou l’automobile), ces sites demeurent dédiés à des activités de montage et non de recherche-développement ou de conception à forte valeur ajoutée. Cette réalité explique pourquoi l’objectif d’une parité des niveaux de richesse est aujourd’hui considéré comme encore très éloigné.
Quelles conclusions pour la gestion de la crise de l’euro ?
La revue de vingt-cinq ans de politiques de soutien à la revitalisation des Länder de l’Est permet d’abord de mieux comprendre l’attitude allemande vis-à-vis de la crise en Europe du sud. Les Allemands ont retenu de cette période que la « solidarité » financière, monétaire, fiscale et budgétaire entre des zones riches et des zones pauvres peut être extrêmement couteuse sans parvenir, même après un quart de siècle, à égaliser les niveaux de vie entre des zones qui partagent pourtant la même langue, au sein d’un même peuple. En réalité, la mobilité du travail entre l’Est et l’Ouest, et donc la dépopulation de l’Est[3], a beaucoup contribué à la hausse du revenu par habitant des nouveaux Länder, aux côtés des subventions distribuées. En revanche, l’installation d’infrastructures et d’équipement neufs (souvent considérés comme « trop neufs » par les anciens Länder de l’Ouest qui ont vu leurs crédits d’investissement diminuer sous le poids des transferts vers l’Est) n’ont pas encore suffi, en dépit des sommes énormes investies, à initier un cycle de croissance autonome et durable.
Pour les Allemands, la leçon de la réunification a été rude et a été pleinement retenue pour la gestion de la crise de l’euro. La situation des pays d’Europe du sud ressemble en effet par certains aspects à l’Allemagne de l’Est de 1990 : une union monétaire rigide, des niveaux de productivité, de salaires et de prix très largement non compétitifs, des écarts de richesse très importants, des différences culturelles et sociales fortes et un niveau d’éducation de moindre niveau. Comme en 1990, les meilleurs travailleurs sont incités à migrer en Allemagne de l’Ouest pour bénéficier des emplois et des salaires offerts, mais cette possibilité n’est pas offerte à tous (barrière de la langue). Comme en 1990, ces pays ont bénéficié de transferts européens importants pour développer des infrastructures, mais cette dotation en capital productif ne peut suffire à rendre l’économie productive et autonome. Il n’est donc pas question pour l’Allemagne de rééditer l’expérience. On comprend donc pourquoi les Allemands n’accepteront sans doute jamais une union de transfert visant à développer à l’échelle de la zone euro les mécanismes de solidarité budgétaire mis en œuvre durant 25 ans vers les Länder de l’Est : trop cher (entre 2% à 5% du PIB), trop lent à donner des résultats, alors même que la mobilité du travail est bien plus faible entre le nord et de sud de l’Europe (ce qui impose donc de créer plus de richesse dans les régions pauvres dont la population ne baisse pas).
Ce refus de l’union de transfert pose néanmoins un grave problème. Dans l’union monétaire avec une Allemagne de l’Est non compétitive en situation d’effondrement économique, il n’était pas envisageable pour l’Allemagne de l’Ouest de refuser la solidarité. Il n’était tout simplement pas pensable de maintenir des pans entiers du territoire réunifié dans une situation de pauvreté durable, au nom de la solidarité inter-allemande bien sûr, mais aussi pour des raisons de stabilité sociale évidentes. En quoi ce constat serait-il si différent pour l’Europe du sud d’aujourd’hui ? A l’issue de l’ajustement par l’austérité en cours dans ces pays, il est probable que l’écart de richesse par habitant avec l’Allemagne sera comparable avec celui entre l’Est et l’Ouest en 1991 (un rapport de 1 à 2). Mais en l’absence de transferts pour maintenir un niveau de consommation minimal, mettre à niveau leurs infrastructures et développer leur tissu productif et en l’absence de la possibilité de dévaluer leur monnaie, ces pays n’auront aucun espoir de retrouver de la croissance et la prospérité.
Pour conclure, la grande leçon de la réunification allemande n’est-elle pas finalement qu’il est très difficile de faire cohabiter dans une union monétaire des régions et des populations au niveau de développement très inégal ? Une union de transfert à grande échelle permet de « limiter la casse » (un écart de richesse de l’ordre d’un tiers, qui est visible dans d’autres pays européens y compris la France, maintenu grâce à des transferts permanents de zones riches vers les zones pauvres de l’ordre de 5% du PIB des zones riches). A l’échelle de la zone euro, cela signifierait pour l’Allemagne de verser sous forme de prestations sociales fédérales ou de transferts budgétaires directs de l’ordre de 130 md€ par an de manière permanente (le plafond fixé par la Cour de Karlsruhe aux garanties accordées par l’Allemagne dans le cadre de l’ESM est de 190 md€). Sans union de transfert, on ne voir donc pas bien comment les pays d’Europe du sud pourraient se maintenir à long terme dans la zone euro.
Paris, le 11 juin 2013
[1] On retrouve dans les traités européens l’idée de « convergence » des niveaux de développement économique entre les régions d’Europe, mais la loi fondamentale allemande va plus loin en « garantissant » l’instauration de mécanismes redistributifs bien plus puissants que ceux mis en œuvre par l’Union européenne dans le cadre de la politique de cohésion.
[2] Par comparaison, en 2011, le PIB par habitant du Portugal était égal à 63% de celui de l’Allemagne (en standard de pouvoir d’achat, source Eurostat), celui de l’Espagne à 81%, celui de l’Italie à 83%, celui de la Grèce à 65% et celui de la Pologne à 53% du niveau allemand.
[3] Entre 2008 et 2015, il est prévu que la population de 15-25 ans baisse encore de 40% à l’Est.